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Réflexions

sur le travail

Innovation sociale ou auto-conservation sociale?

“Devenir séditieux n’est pas faire un saut miraculeux hors de l’ordre causal [qui illustrerait notre libre arbitre] mais seulement se trouver déterminé à faire autre chose. Cela s’observent particulièrement chez les récalcitrants en fuite qui misent sur un lyrisme de l’échappée pour restaurer l’illusion de leur libre subjectivité”.
— Frédéric Lordon, La société des affects.

J’ai participé cette semaine à l’un des plus grands rassemblements d’acteurs de l’innovation sociale en éducation. Plus de 500 participants venus de tous les continents et contribuant à des initiatives à tous les niveaux du système d’éducation : de la maternelle à l’université.

Voici en quelques paragraphes les éléments qui m’ont le plus marqué et qui constituent, selon moi, une source d’identification des priorités d’action pour les innovateurs sociaux :

1) Le danger des comportements de béatitude face aux innovateurs sociaux et à leurs actions

Deux situations typiques :

1 : « Je suis un entrepreneur social ! »

2 : « J’ai développé une entreprise / OBNL qui vient en aide aux personnes démunies ! »

Dans les deux cas, la même réponse : « Wow! C’est génial ! »

Ce comportement, très répandu, illustre que le simple fait de vouloir« faire le bien » d’une communauté constitue, en soi, dans notre imaginaire collectif, une condition suffisante pour légitimer et valoriser une action. Comme si l’action d’un innovateur social était intrinsèquement positive, souhaitable et bénéfique pour la communauté.

Je pense que ce comportement constitue à lui-seul l’un des enjeux les plus importants pour l’avenir de l’innovation sociale. J’ai d’ailleurs participé à plusieurs visites dans des écoles et des « entreprises sociales » et cette appréhension s’est confirmée dans une partie significative de ces situations.

 

 

En voici un exemple :

À la « St Martins Episcopal School » de la Nouvelle-Orléans, j’ai assisté à des activités « d’innovation sociale » au niveau primaire (enfants entre 6 et 10 ans) où ceux-ci mobilisaient les outils du Design Thinking. Leur professeur avait été au Malawi et avait ramené des photos de plusieurs espaces publics. Pour l’activité, les enfants avaient choisi le cabinet du médecin et devaient réfléchir « aux solutions » qu’ils pouvaient apporter « aux enjeux » qu’ils observaient sur les photos.

Au-delà des bénéfices pédagogiques incontestables que j’ai pu observer lors de cette activité, j’ai aussi observé plusieurs enjeux majeurs dont le principal est le suivant : les enfants identifiaient eux-mêmes, à partir de leur perspective d’enfant américain, élevé dans la culturel occidental, et relativement aisé, « les enjeux » auxquels il fallait répondre.

Dans le processus éducatif, aucune prise de contact avec les habitants du village ou des Malawites n’est prévue pour valider le fait que les enjeux identifiés par les enfants de la Nouvelle-Orléans sont également considérés par les habitants du village comme constituant en effet des enjeux.

En remplacement de ce prise de contact avec les intéressés, le professeur encourageait ses élèves à « faire preuve d’empathie » pour identifier ces enjeux. Les enfants concluaient alors, à partir des éléments qui, chez eux, créaient des tensions, que ces mêmes éléments créaient aussi des tensions chez les Malawites (ex : l’absence d’intimité pour discuter avec le médecin, l’absence de TV dans la salle d’attente, etc.).

Réaliser ainsi l’identification des enjeux sur lesquels travailler fait totalement fi de la nature socialement construite des référents à partir desquels ces éléments peuvent être qualifiés « d’enjeux ». La notion d’intimité ou le rapport au temps lors d’une période d’attente sont différents selon la culture dans laquelle vous avez été socialisé.

Réaliser ainsi, l’exercice a principalement comme conséquence de reproduire les effets néfastes de ces « actions bienveillantes » dont nous avons pourtant connaissance depuis de nombreuses années, c’est à dire comme conséquence de reproduire les enjeux sur lesquels les innovateurs sociaux sont pourtant censés travailler à résoudre en première instance.

L’empathie est une capacité essentielle pour contribuer à la résolution des enjeux sociaux mais elle ne doit pas servir principalement à légitimer ses propres perceptions des problèmes d’autrui ni à se substituer à la collaboration constante, c’est à dire la co-construction, des solutions avec les populations concernées.

Certaines organisations influentes dans le milieu de l’entrepreneuriat social l’ont compris et ont déjà mis en place des initiatives qui permettent de contrer cette tendance. Par exemple, à l’Oxford’s Saïd Business School, la transformation de leur concours d’entrepreneuriat social vers une « Ecosystem mapping competition » associé à un « Apprenticing with a Problem funding » a permis de reconnaître la centralité d’une vision systémique pour analyser et intervenir sur des enjeux sociaux ainsi que la nécessité d’une expérience concrète et significative dans le milieu et/ou avec la population ciblés.

Investir tant d’énergie et d’argent (public ou privé), mobiliser tant de personnes compétentes et bien intentionnées, est socialement irresponsable si chacun des acteurs de l’innovation sociale ne fournit pas un effort constant pour s’assurer de la pertinence sociale de ses actions. Les bonnes intentions ne suffisent pas, nous avons besoin des bonnes actions.

2) Paradoxes et incohérences des valeurs et des comportements des innovateurs sociaux

Il semble y avoir un consensus implicite concernant le référentiel éthique (le référentiel de valeurs) mobilisé pour évaluer les enjeux sociaux abordés (éducation, santé, logement, etc.). Lorsqu’un participant prend la parole et présente son projet d’entrepreneuriat social où, par exemple, son postulat est que pour améliorer la qualité de vie d’une communauté, la meilleure solution est de faciliter l’accès à la propriété (Emmanuel’s House), aucune remise en question de ce postulat ne semble nécessaire (alors qu’il me semble plutôt évident que la corrélation établie est discutable).

La prise de parole pour partager un point de vue critique sur l’adéquation de la solution proposée est toujours possible mais elle n’est ni encouragée ni valorisée. Alors que le développement de l’esprit critique comme compétence centrale d’un innovateur social fut l’un des thèmes centraux de l’événement, l’utilisation de cet esprit critique pour prendre du recul par rapport à nos actions dans ce milieu ne fait pas partie de la culture de ce même milieu. Critiquer l’action d’une personne voulant « faire du bien » est spontanément perçu comme une attaque à la bonne volonté individuelle :

« Pourquoi l’empêcher de faire son projet pour la communauté? Elle fait cela pour leur bien! ».

Ce phénomène est également observable dans les discussions parallèles où les « valeurs progressistes » (égalité homme-femme, démocratie, laïcité, respect des autres cultures, etc.) font également implicitement consensus et où les personnes ne partageant pas ces valeurs sont nécessairement considérées soit comme des personnes moralement dommageables pour le bien-être de la communauté (leur cible préférée en cette période: les électeurs de Donald Trump) soit comme des personnes n’étant pas suffisamment outillées pour prendre conscience que leurs valeurs ne sont pas adéquates.

Alors que les valeurs démocratiques semblent donc faire consensus (« bottom-up approach » très valorisée avec un accent mis sur la prémisse évidente que tous les citoyens ont le droit de s’exprimer), il est paradoxal d’observer que c’est davantage une approche totalitaire qui est proposée et mise en application. En effet, les valeurs faisant consensus dans le milieu (qui n’est pas représentatif de l’ensemble des communautés) sont considérées comme supérieures par essence et peuvent (voire doivent) donc être légitimement transposées dans les communautés ciblées et structurer la vie morale de ces communautés.

« La pensée d’en-bas », bien que valorisée dans le discours, n’est pas intégrée aux mécanismes de prise de décision et ne contribue donc pas au choix des solutions sociales choisies. Au contraire, « la pensée d’en-haut » s’exprime de manière « objective » sur le ton « neutre » de l’évidence (moralement conditionnée) et de l’expertise savante, dicte les « bonnes réponses ».

Je n’ai toujours pas réussi à savoir si, dans l’état actuel de la capacité de participation à la vie citoyenne de la majorité des personnes, je préfèrerais une dictature bienveillante ou une démocratie directe, mais, si nous choisissons, dans le milieu de l’innovation sociale, d’agir selon les principes démocratiques, nous avons un devoir de cohérence qui nous impose d’accepter la possible remise en question, voir le renversement total, de l’univers de sens que nous maintenons et dans lequel nous sommes ceux qui cumulons les privilèges.

3) Une diversité représentative de l’entre-soi au service de l’auto-conservation sociale

Alors que les mots « diversité », « représentativité » ou encore « approche bottom-up » furent mentionnés à de très nombreuses reprises pour qualifier les meilleures pratiques en innovation sociale, l’observation des participants ainsi que des personnes composant leurs organisations respectives illustre le fait que cet écosystème ne fonctionne pas encore selon les principes que ses acteurs prêchent.

Les organisateurs ont leur part de responsabilité dans cet état de fait : ils auraient par exemple pu diminuer le prix de la conférence ou offrir quelques bourses afin de faciliter l’accès à des personnes aux faibles revenus. Ils auraient également pu faire une démarche active d’invitation auprès de populations qui, d’elles-mêmes, ayant intériorisé le fait qu’elles n’ont pas leur place dans ce type d’événement, s’excluent spontanément. Plusieurs options étaient donc disponibles pour les organisateurs afin de diminuer, ou tout du moins changer la nature, des barrières à l’entrée dans ce milieu. Ils ne l’ont pas fait.

Toutefois, d’autres enjeux systémiques influencent également de manière significative cet état de fait. Je n’en citerai qu’un mais il illustre parfaitement la nature sournoise de l’influence d’une faible diversité dans l’origine socio-économique et culturelle des acteurs d’un milieu : l’auto-conservation individuelle et collective.

Quand un groupe de personnes, peu diversifié et ne créant pas d’espaces pour, ou ne valorisant pas, la remise en question du fonctionnement de ce même groupe, leurs actions tendent à créer et entretenir des structures et des comportements qui les favorisent. Lors de cet événement, j’ai en effet constaté que les compétences et les traits de personnalité identifiés comme caractéristiques d’un « véritable » innovateur social étaient principalement des compétences et des traits de personnalité que cet ensemble relativement homogène de personnes possèdent et valorisent.

La conséquence d’une telle dynamique est que premièrement, les personnes recrutées pour contribuer aux organisations du milieu ou les personnes financées pour leur projet d’entrepreneuriat social doivent correspondre à ces caractéristiques (ce qui exclut donc ceux qui ne les ont pas naturellement ou qui ne sont pas prêts à se normaliser selon cet idéal), et deuxièmement, que les curriculum de formation en innovation sociale forment (et donc modèlent) les personnes selon ce même canon. 

Si nous voulons que l’innovation sociale ne deviennent pas un outil supplémentaire des individus issus des classes privilégiées (dont une grande partie d’entre nous faisons partie) pour maintenir leur hégémonie tout en ayant bonne conscience (le fameux « tout changer pour que rien ne change »), nous devons favoriser cette diversité, notamment en sollicitant de manière proactive ceux qui sont culturellement exclus de ce milieu, et en créant les espaces de notre propre remise en question.

Les discussions seront plus longues, plus complexes, moins consensuelles, plus inconfortables et les initiatives moins nombreuses mais elles seront assurément plus pertinentes vis-à-vis des besoins réels (et non empathiquement déduits) des communautés.

Cette co-construction est essentielle pour que, contrairement à maintenant, les plus importants bénéficiaires de l’innovation sociale ne restent pas ses acteurs (nous) mais davantage les personnes et les communautés qui font l’expérience quotidienne de ces enjeux sociaux.

Lutter contre le « héropreneurship » (1) est un effort collectif que nous devons mener pour canaliser ces bonnes intentions dans une démarche qui aura réellement un impact positif pour la société.

 

1 - http://ssir.org/articles/entry/tackling_heropreneurship

TravailAlexandre Berkesse